Interview Mohamed Sayah

Entretien Mohamed Sayeh avec Camau et Geisser

 

Habib Bourguiba la tace et l’héritage

 

L’important, c’est ce qui s’est dit lors de la réunion de décembre 1956. Le débat a porté sur le limogeage d’Ahmed Ben Salah du secrétariat général de l’UGTT, qui faisait suite à la scission de cette dernière, opérée par Habib Achour avec les encouragements de Bourguiba. Nous partagions tous pratiquement la même façon de voir. Nous avons condamné la scission et déploré la manière dont Ben Salah avait été écarté. Nous considérions que tout cela affaiblissait la classe ouvrière et servait le libéralisme économique. Nous avons adopté une motion en ce sens. Le lendemain, lors d’un discours à Melassine, Bourguiba a évoqué ces «jeunes» qui ne savaient pas de quoi ils parlaient. Il n’est pas question, disait-il, d’un libéralisme comme ils l’entendent, où les gros poissons mangent les plus petits. Il n’en sera jamais ainsi, ajoutait-il, car ce parti et ce gouvernement ne sont pas le parti et le gouvernement d’une classe, de la bourgeoisie. Il a critiqué Tarmiz, disant qu’il était un proche de Ben Salah, son ancien élève, ce qui était vrai. Il a demandé son départ, qui est intervenu lors du congrès de juillet 1957, avec son remplacement par Belkhodja.

Pourquoi le choix de Tahar Belkhodja ?

Belkhodja a évoqué cela dans son livre. Mais à vrai dire, le parti n’a pas décidé, n’a pas pressenti Belkhodja comme candidat à la succession de Tarmiz. Bourguiba a manifesté son mécontentement, son désaccord avec une motion. Il ne nous en a pas tenu rigueur, il n’a pas engagé de poursuites contre quiconque, pour avoir adopté cette motion. Il nous a répondu publiquement dans un discours. C’est tout juste s’il a fait demander à l’UGET de quitter le local qu’il lui avait donné une année auparavant et qui n’était autre que son ancien bureau d’avocats à Bab Souika, et le siège du Néo-Destour pendant plus de vingt ans. Elle a trouvé un autre local à la rue Saint-Charles, tout près de l’Institut des hautes études et… de l’avenue Habib-Bourguiba. En apprenant que l’UGET allait inaugurer ce local, lors de la semaine culturelle nationale de l’étudiant, Bourguiba chargea son secrétaire particulier, Allala Laouiti, de lui faire savoir qu’il aimerait visiter le nouveau local et participer à cette manifestation culturelle étudiante. Cela dénote l’intérêt porté par Bourguiba à l’UGET, ainsi que sa manière de tourner la page et d’aller toujours au-devant des étudiants. Qui Laouiti a-t-il trouvé à l’UGET ? Qui Bourguiba a-t-il trouvé en arrivant au siège de l’UGET? Ils ont trouvé Belkhodja. Dès lors Bourguiba ne s’est occupé que de celui-ci. Une façon d’ignorer Tarmiz. Lors du congrès de 1957, en remplacement de celui-ci, la direction du parti avait appuyé la candidature de Mohamed Amamou ; voire celle, et avant qu’il ne la retire, de Mohamed Abdesselem qui avait été secrétaire général du temps où Moalla était président. Je faisais partie de ceux qui soutenaient la candidature de Belkhodja. Celui qui le connaissait mieux que moi, à l’époque, Bechir Saïdane assurait qu’avec lui il y aurait plus de chance pour un travail d’équipe. Ce qui n’a pas été faux au cours des deux années où il a été secrétaire général. Puis, il faut le dire, l’intervention de la direction du parti en faveur d’un candidat a toujours rebuté les étudiants, y compris les destouriens. Cela ne devait pas changer lorsque j’ai été, plus tard, directeur du parti…

Comme vous le savez, on dit qu ‘à cette époque vous étiez marxiste.

Oui. Bien sûr. Je n’étais pas au Parti communiste, mais déjà à Sfax j’avais subi l’influence de mon professeur de philosophie. Pour notre génération, en classe de seconde, nous nous prenions déjà pour des intellectuels et commencions à affirmer notre appartenance à tel ou tel courant philosophique ou littéraire. Moi, je croyais être existentialiste : Camus, Sartre évidemment. Arrive l’année de philo avec un jeune et brillant professeur, Mohamed Karray, qui débarquait de Paris. Marxiste, communiste, il ne cachait pas ses orientations ni ne cherchait à les imposer. Honnête, il nous enseignait tous les autres courants philosophiques avec la même application. À la fin de l’année, avec beaucoup de camarades de ma classe, j’étais pratiquement devenu marxiste. En été, il animait un cercle d’études pour nous faire lire Marx et nous le commenter. Voila comment j’ai été attiré par le marxisme mais tout en restant membre du Néo-Destour sans discontinuité.

N’avez-vous jamais été tenté par le PC ?

Oui, pendant un moment, en 1955-1956, pratiquement jusqu’à l’affaire de Hongrie. Je ne l’ai jamais caché…

 

Certains disent que vous avez appartenu au Parti communiste.

Comme militant non. À partir de 1956, à l’UGET, il y avait des questions qui nous différenciaient et qui faisaient débat au sein du Néo-Destour. Avec mon groupe je pensais que la Commission administrative devait comporter des représentants des communistes et par la suite des autres tendances lorsqu’elles ont commencé à s’exprimer. Il s’agissait de conserver notre unité et d’éviter la radicalisation des minorités. J’ai toujours pensé de cette façon. Nous évitions cette radicalisation et prêchions pour un accord avec les communistes. En face de nous, il y avait généralement, surtout chez les communistes, jusqu’en 1959-1960, des interlocuteurs favorables à cette unité. Lors de chaque congrès, pour le vote de la motion de politique générale, sorte de charte annuelle, nous recherchions le dialogue et la conciliation. Pratiquement chaque terme était pesé. Nous étions assez nombreux, je crois même la majorité, à opter pour cette conciliation. Certains camarades du Néo-Destour n’en voulaient pas. Ils estimaient que le fait de travailler de cette manière avec les communistes constituait déjà une sorte d’écart, de prise de liberté à l’égard du parti et que nous agissions ainsi par électoralisme.

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